I - J’ai balancé mon caleçon crotté sur mon coeur saignant et j’ai éteint la lumière. J’ai baisé le crocodile dans le noir, un oreiller sur la tête. On a fumé beaucoup de tabac après le coït et on s’est brûlé le gosier avec de l’alcool fort. Puis, nous oubliâmes jusqu’à notre laideur et nous endormîmes fesses contre fesses. Elle nageait encore dans sa graisse, vautrée dans le plumard, quand, réveillé par un rayon gris provenant de la fenêtre, je fis un bond silencieux vers les chiottes. Elle devait, selon toute vraisemblance, avoir un nom. Evelyne, Brigitte, Raymonde, Chatte, Sylvie, Clito, Babette, Mouchette, Mouillette... J’optai pour Croco. Je versai quelques gouttes de whisky dans mon bol de café. Dans la rue, il pleuvait par terre. Il n’y avait qu’ombres et noirceurs, dehors, à peine clairsemées de vagues points lumineux tristes. Belle matinée ! Merci, Seigneur ! Foutus nuages ! Et, pendant que la terre continuait à tourner en grinçant de partout, je mordis dans l’un des croissants les plus dégueulasses qu’il m’ait jamais été permis d’acheter. J’avais prévu six chaussons aux pommes pour la grosse mais elle n’en mangea qu’un. Elle ne buvait que du thé, le matin. J’avais que de la tisane sédative. Elle faillit se rendormir sur la table du salon. Avant de réussir à l’engouffrer dans le métro, j’ai dû lui faire un tas de promesses. On était censés se revoir le soir-même, chez moi. Je bus très exactement seize demis avant déjeuner. Du rouge au moment du steack, plusieurs poignées de cognacs pour digérer et un surprenant vermouth à quatre heures de l’après-midi. J’eus du mal à respirer pendant la sieste.
II - J’aurais voulu écouter ta voix jusqu’à l’écoeurement. J’aurais tant aimé me noyer de bonheur dans ton puits. J’aurais voulu épuiser tous les noms de fleur avant de trouver le tien. Gommer toutes les couleurs, toutes les saveurs, toutes les senteurs, pour ne plus voir que le dessin de ta silhouette, pour ne plus respirer que le parfum de ton ombre, pour ne plus lécher, l’oreille collée au sol, que le bruit de tes pas. Je ne sais plus pourquoi je pleure. Satanée existence ! Cigarette après cigarette et heure après heure, je brûle des calories sans raison. Je suis une usine stérile. Après la sieste, j’ai bu un café arrosé. Croco est revenue vers neuf heures. Elle était presqu’aussi noire que ce début de nuit de novembre. Elle puait la “Suze-Pernod” à des mètres. “Salut poussin ! “ me bave-t-elle dans le plexus, se ruant sur mon corps las. “’Soir Croco, tu veux souper”. “Y a intérêt, j’sais p’us comment je m’appelle, tant j’ai faim !” “J’ai oublié le pain.” “Te fais pas de bile, on bouffera de la brioche ! “qu’elle plaisante bêtement, l’affreuse. Elle s’est endormie avant que je bande. Je l’ai regardée ronfler durant dix minutes puis je suis allé vomir. Puis j’ai lu du Prévert à voix haute jusqu’à quatre heures du matin. A sept heures trente, elle me réveilla en me renversant du café noir bouillant sur la gueule. Elle avait tenté de me servir le petit déjeuner au lit. Je ne lui tins pas rigueur de sa maladresse et allai même jusqu’à la remercier. Elle avait le faciès démoli par la cuite de la veille mais ça collait plutôt bien avec l’ensemble de son allure, robe froissée, ongles sales et seins de mammouth. “La gueule de bois te sied à merveille ! “ que je lui dis pour la flatter.
III - La boue me mange les pieds pendant que je songe à des merveilles étincelantes. Je marche un peu, je patauge, j’éclabousse les feuilles mortes. Le bois est désert. Il va sans doute pleuvoir à nouveau. Quelle est l’étoile, soyons logiques, qui viendrait se souiller le cul dans cet univers de petitesse ? On dit que Dieu est partout, mais il doit se boucher le nez souvent. Les arbres ressemblent à des étrons qui auraient germé. Mais attention, des étrons qui s’élèvent vers le ciel ! Des étrons à l’envers. A l’envers, c’est tout. On va pas s’affoler pour autant. J’en étais là de mes réflexions quand un souffle de vent soudain me surprit pendant que j’urinais contre un buisson. Mon jet de pisse fut déporté sur mon pied gauche, tout d’un coup, et, l’instant d’après, j’en prenais plein la figure. C’était la pluie, cette fois. Je suis entré dans une église pour m’abriter. J’en ai profité pour allumer un cierge à la mémoire de mon père. Après, je suis allé au bar-tabac d’en face et je me suis bourré la gueule à la bière brune. Croco est revenue vers huit heures. Un peu moins chargée que la veille. Moi, je chantais. “Quel est ton malaise” me demande-t-elle intelligemment. “Tu es laide ! “ répondis-je en la giflant. Elle pleura, après un temps, et, me lança en bavant légèrement : “E puis, arrête de m’appeller Croco. Mon nom est Odile !” “C’était donc ça” que je réalise. “Croco Odile ! Croc Odile ! D’où le surnom ! “ Elle chialait des kilos de larmes soudain, les bras ballants. Elle ressemblait à un gros épouvantail dans son imper. “T’es le symbole de la misère” lui dis-je, l’air absent. Elle glousse tellement elle sanglote et me demande : “Tu m’aimes pas, tu veux que je m’en aille ?” “Arrête de pleurer , la grosse, on dirait que tu transpires des yeux ! “ que je lui balance en guise d’adieu. Elle m’avait déjà tourné le dos. La porte ne tarda pas à claquer.
IV - Je me sens malade. Elle est en train de partir. Elle me quitte en embraquant mes poumons. Je respire mal, mais ça ne m’empêche pas de fumer. Ni d’avaler des tonnes d’alcool. Deux jours plus tard, la concierge me tend une lettre non timbrée. C’est le crocodile. “Mon chéri, je suis vraiment désolée, faut que tu comprennes, j’ai plus vingt ans, je suis une femme à présent, je ne sais pas si je t’aime, mais, toi, tu es parfois un peu trop dur, j’ai une sale gueule, je suis un peu ronde et après, la soirée où nous nous sommes rencontrés a été fatale pour moi, j’ai compris quelque chose, je ne sais pas si je t’aime, mais cesse de te comporter comme ça, je sais que tu es triste parce que tu es malchanceux, mais comprends-moi, ne m’en veux pas, je serai toujours là, quand tu voudras, j’attendrai, je sais être sage et humble, réponds-moi, je t’en supplie, réponds-moi, ne me dis pas non. Odile.” Moi, c’est les crépuscules qui me font chialer. J’ai revu Laffamine. On a bu des apéros ensemble. C’est pas de sa faute s’il s’appelle Laffamine. C’est le nom de son père. Il m’a dit : “T’es noir sous les yeux.” “Non.” “Les cernes et les poches.” “Je baise trop.” “Non.” “Je bois trop.” “Non.” Je dors pas assez.” “Non.” “Où veux-tu en venir Laffamine ?” “Tu es fatigué.” “C’est à peu près ce que je viens de te dire.” “Non, non, pas comme ça.” “Comment, alors ?” “Fatigué, usé , las, vidé, au bout du rouleau, tu baves à chaque mot.” “Merci.” J’ai vu une pute splendide. Grande, roulée comme une demi-déesse, en jeans, gueule vicelarde, la trentaine, le rouge-à-lèvres superflu, un vrai cauchemar. “C’est sur la tête que t’aurais dû te foutre un slip” je lui dis. “Alors, t’en as déjà pour cinq sacs” qu’elle répond.
V - C’est ta complicité que j’aurais voulu respirer. C’est en déshabillant ton sexe que j’aurais voulu en savoir plus. C’est en caressant ta joue que j’aurais voulu connaître ton âme. C’est en posant mes lèvres sur ton sein que j’aurais voulu retrouver mon enfance. C’est en pleurant de joie à ta seule vue que j’aurais voulu être heureux. Mais tu tournes, tu tournes. Je ne suis pas monté avec la pute splendide. Je lui ai filé cinq sacs pour rigoler et je lui ai dit bonsoir. J’ai écrit une longue lettre d’excuse à Crocodile. J’espère qu’elle a compris. Que dans le fond je la respecte et qu’elle n’est pas responsable. Le ciel s’est encore fendu la gueule, aujourd’hui, pour cracher, à travers la couche noire, des dizaines d’éclairs aveuglants, comme dans les dessins animés. “Seigneur, je suis un faible pécheur et je te supplie de me pardonner. Je te remercie, Seigneur, pour cette journée à laquelle j’ai survécu, et, je te remercie aussi, Seigneur, pour le pain que tu m’as octroyé et que je n’ai pas mangé. J’ai préféré boire, Seigneur. Alors, je te remercie également pour le vin et le whisky que tu as daigné mettre à ma portée. Comment t’exprimer, Seigneur, ma gratitude, autrement que par des mots simples. Merci, tu es bon, trop bon, je t’aime et te respecte, oh, Dieu de mon enfance ! Merci et rien d’autre. Je ne te demanderai rien, car, de toute façon, je suis condamné à perpète. Amen.” Comment scier les chênes de ma mémoire ? Comment tuer la nostalgie ? Comment savoir s’il est vrai, qu’à l’âge de quatre ans, j’ai déjà désespéré ?
VI - La lune les éclaire tous. Ils nagent de chaussées en trottoirs. Ils sont nombreux. La pluie leur fouette le visage. Ils semblent s’en foutre. Ils sont nombreux. Le boulevard est sale mais c’est pas cette pauvre pluie qui le nettoiera. Je pleure de fausses larmes en observant la misérable clarté des boîtes de nuit qui les gifle à intervalles réguliers. En les voyant avancer. Avancer. Avancer. Avancer. Ils n’ont pas peur d’avancer. Oh, Dieu, ils n’ont pas peur d’avancer. Au bout du boulevard, y a peut-être un gouffre, ils s’en foutent. Je retourne au rade, rebois un calva, une bière, un calva et ressors. Ils sont toujours là. Passants, ombres, insectes, furtives saloperies qui vont de l’avant. Je chantonne sous la douche essayant de couvrir le sifflement strident de ma cervelle engourdie. Ça y est, maintenant, elle est partie pour de bon, je le sens. Je me sens libéré. Le petit matin crache ses éclaircies au pied de la table de nuit. Je ris. Je n’ai pas dormi de la nuit. Non, elle est toujours là. Je me lève, me peigne. Je téléphone à Laffamine. “Allô, José ?” “J’arrive”, qu’il me répond, sans chercher à comprendre. Je regarde ma dernière petite nièce sur la photo poussiéreuse qui repose sur le buffet. Et je lui dis : “Ma petite, je ne t’ai jamais connue...” Et nous voilà projetés trente ans en avant : je fume ma pipe en picolant, elle, joue au tennis à vingt mètres de moi et je lui demande : “Te rappelles-tu, Barbara, quand je ne te connaissais pas... ?”
VII - Je brûle de fièvre et José me dit, confortablement affalé dans l’un de mes deux fauteuils : “Je t’aime comme un frère, vieux, mais que veux-tu faire contre un soleil qui te fuit, contre un miroir qui ne veut plus refléter ta tête, contre un whisky qui ne veut plus te chauffer le coeur ?” Les murs dansent dans mes larmes. Mon corps frémit, mes doigts partent dans tous les sens, mes trente ans se disputent, ma mémoire rend l’âme. Si, au moins, je pouvais écraser un peu de te terre fraîche dans ma main droite, si, au moins, je pouvais te demander pardon, si, au moins, tu pouvais comprendre, si, au moins, je pouvais te tenir par les cuisses, une dernière fois, et te dire combien, finalement, tu ressembles à la laideur.
“José, José, tu es un poète, je le sais, mais, pourtant, j’ai un doute...
- Lequel ?
- Je me demande si tu comprends un mot de ce que tu dis...
- M’enfin ?!?
- Eh oui. J’ai encore un peu les pieds sur terre.
- Quel est ton problème, vieux ?
- J’ai aimé.
- Qui ? Une femme ?
- La vie.
- Pardon ?
- La vie est du sexe féminin.
- Tu veux dire que la vie...
- La vie est une femme.”
VIII - Encore un lendemain. José est parti. Je descends au café. Je tiens difficilement debout. J’ai grandi comme j’ai pu. J’ai vécu comme j’ai pu. Je t’ai aimée comme j’ai pu. Et, maintenant, je vais essayer de boire un café-calva... comme je pourrai. Elle m’a chuchoté à l’oreille qu’elle partait. Elle m’a dit, je te laisse, tu es libre désormais. Pourtant, je la sens encore contre moi, nez à nez, je nous vois en train de nous tripoter, nez à nez, souffles mêlés, âmes complices, coeurs confus, cerveaux emballés, tendres parfums, pieds nus dans l’idylle... Les pavés ou l’asphalte, les vitrines, le ciel infiniment gris et le reflet bleu, venu de nulle part, dans les caniveaux souillés, sont là, d’une banalité triste mais évidente. Elle est là. Des vapeurs écoeurantes m’envahissent les narines. Les pavés bougent. Les nuages piquent du nez. Des dizaines de pigeons tournent autour de ma misérable tête. Je perds pied. Les gens me dévisagent. On dirait des ombres qui lancent des rayons dans ma direction. Une fleur arrachée. Avec un peu de terre au cul. Est-ce moi ? Voilà que je me prends pour une plante. Je t’ai aimée. Je t’aime toujours. Et je ... Bon Dieu, ce verbe aimer ! Ne pourrais-t-on le rayer du dictionnaire ? Je suis une vraie merde. J’étouffe. Elle m’envahit. Je dois quitter ce pays. Puisqu’elle n’est pas partie, c’est moi qui m’en irai. Je me suis mangé un dernier pavé dans la gueule, j’ai hurlé. Il s’est mis à pleuvoir de la terre. Le boucher du coin a rigolé. Foutu pays ! Alors j’ai pris l’avion et je suis mort dedans.
Terminée le 25.10.1987
à Boulogne.
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